La théorie comme la pratique mettent en évidence une certaine liberté de composition par rapport aux Anciens. Basée sur l'admiration et le respect, la relation aux Anciens n’est pas pour autant un carcan sclérosant.
5.2.1 La question des unités dans La Poétique d’Aristote
Traité relatif à la composition, La Poétique se présente davantage comme un texte descriptif que prescriptif, même si cela n’empêche pas le philosophe de conseiller les poètes (il s’agit de voir ce qui fait d’une œuvre d’art précisément une œuvre d’art).
Pour Aristote, c’est l’unité d’action de l’intrigue (le muthos) qui est essentielle : « Il est bien clair que, comme dans la tragédie, les histoires (muthoi) doivent être construites en forme de drame, et être centrées sur une action (praxis) une qui forme un tout et va jusqu’à son terme, avec un commencement, un milieu et une fin pour que, semblables à un être vivant un et qui forme un tout, elles produisent le plaisir qui leur est propre. »
Le problème de l’unité de temps est posé et résolu en ces termes : « … de même que les corps et les êtres vivants doivent avoir une certaine étendue, mais que le regard puisse embrasser aisément [on ne peut pas trouver beau ce qui est trop petit ou trop grand], de même les histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que la mémoire puisse retenir aisément ». Il s’agit donc pour Aristote d’une unité logique ou mémorielle, et de ce fait un peu subjective, pas d’une unité calendaire objective. Alors que le récit historique se concentre sur un seul temps (c’est-à-dire sur tous les événements qui au cours de ce temps sont arrivés à un seul homme ou à plusieurs), la tragédie se concentre quant à elle sur une seule action.
Il n’est pas question d’unité de lieu dans La Poétique.
Les chapitres de La Poétique à consulter sur la question des unités : 7 ; 8 (50b à 51a35) ; 23 (59a17 à 59b7).
5.2.2 Pas d'unité d'action
Les genres dramatiques n’étant pas encore clairement établis, la frontière entre tragédie et comédie reste floue. L’action se caractérise généralement par la diversité des intrigues et l’épaisseur des ramifications.
Doctor Faustus de Christopher Marlowe, par exemple, imbrique deux intrigues, l'une tragique, l'autre farcesque, qui n'ont qu'un lien ténu (même si la farce tend à parodier l'intrigue principale). Visiblement, l'intrigue comique vise à divertir le public, au risque de faire perdre de vue l'action principale. La pièce se divise en treize scènes successives, sans actes, laissant deviner l'influence du théâtre médiéval sous forme de tableaux.
5.2.3 Pas d'unité de temps
L'action de Doctor Faustus se déroule en vingt-quatre ans, la durée du pacte conclu avec le diable. Cette durée ne laisse pas d’évoquer une parodie de l’unité classique de temps, vingt-quatre heures !
5.2.4 Pas d'unité de lieu
L'action de Doctor Faustus se déplace avec le protagoniste, à travers l'Europe.
5.2.5 Un théâtre de sang et de larmes :
Concernant la règle de bienséance, il existe en France deux écoles. Tandis que l’une fait fi de cette règle, l’autre recommande que la violence soit transportée hors-scène et rapportée dans le discours afin de ne pas risquer de choquer le public. Le théâtre anglais des XVIe et XVIIe siècles se caractérise quant à lui par sa violence spectaculaire.
Ce théâtre sanglant trouve sa source chez le tragédien romain Sénèque. La scène est là en accord avec la réalité sociale d’un peuple qui manifeste un goût certain pour le spectacle de la violence. Témoin en sont les pendaisons publiques (à Tyburn Tree), les exécutions publiques (telle la décapitation de Charles I en 1649), les bûchers où l'on brûle vives les sorcières...
Exemples de violence spectaculaire dans le théâtre anglais de la Renaissance:
The Spanish Tragedy / La Tragédie espagnole (1587) de Thomas Kyd. Tragédie de revanche, c’est la pièce élisabéthaine qui contient la plus grande variété de mutilations corporelles, parmi lesquelles on relève deux pendaisons sur scène et un personnage qui s'arrache la langue.
Le théâtre tragique élisabéthain de Christopher Marlowe s’avère également particulièrement sanglant :
Doctor Faustus / Le Docteur Faust (1593 ?) : la pièce s’achève par le démembrement du Dr Faust par les démons.
Edward II (1592) met en scène le meurtre par empalement du roi éponyme.
The Massacre at Paris / Le Massacre de Paris (1588) : si la pièce ne nous est parvenue que sous forme de fragments, le titre n’en est pas moins éloquent.
Tamburlaine, Part 1 / Tamerlan, première partie (1587) : deux personnages, Bajazeth et Sabine, se font défoncer le crâne sur scène.
Tamburlaine, Part 2 / Tamerlan, deuxième partie (1587) : Olympe a la gorge transpercée de manière involontaire par Theridamus qui croit démontrer l'efficacité d'un remède miracle.
Le théâtre tragique de Shakespeare :
Titus Andronicus (1592) : Lavinia entre en scène après avoir été violée ; elle a les deux mains coupées et la langue arrachée.
Macbeth (1606) : Le sang a une fonction véritablement organique dans la tragédie. La vision du sang, en particulier, constitue un tournant dans la pièce. Lady Macbeth n'a jamais eu à affronter la vue du sang, la réalité du sang, avant les meurtres auxquels elle pousse son époux. Le personnage qui soudain voit, sent et touche le sang qui souille ses mains vit un traumatisme. Dans une scène de somnambulisme, Lady Macbeth déclare ainsi : « qui aurait cru que ce vieillard ait tant de sang ? » (acte 5, scène 1). Simultanément, elle tente en vain de faire disparaître le sang sur ses mains. Les Macbeth, qui ont vidé leurs victimes de leur sang en espérant se remplir de joie et se gonfler de gloire, éprouvent paradoxalement un grand vide existentiel. Là réside leur tragédie. Ils ont commis un acte désespéré, irréversible, sans rien gagner en retour. Les scènes finales où le noir (de la nuit) et le rouge (du sang) dominent s’avèrent très puissantes d’un point de vue dramatique. Dans cette tragédie en rouge et noir, le sang n'est pas seulement un signe verbal, mais un signe visuel, olfactif, palpable. Pour le spectacle de la Royal Shakespeare Company en 2004, le metteur en scène Dominic Cooke voulait se procurer du sang véritable chez un boucher pour les répétitions.
Anthony and Cleopatra / Antoine et Cléopâtre (1606) représente le suicide de Cléopâtre par morsure d’aspic.
Julius Caesar / Jules César (1599) met en scène le suicide de Portia qui avale des charbons ardents.
Le théâtre tragique jacobéen de John Webster :
The Duchess of Malfi / La Duchesse de Malfi (comp 1614) : Julia meurt en embrassant la Bible empoisonnée du Cardinal. La duchesse éponyme est étranglée sur scène.
Cette violence spectaculaire caractérisera également la tragédie de la Restauration à la fin du XVIIe siècle.
Ce théâtre de sang et de larmes fait-il preuve de mauvais goût ? .
Il faut replacer les textes dans leur contexte. Le contexte dans lequel une pièce est produite est forcément inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans l'écriture dramatique, puis sa mise en scène. Sénèque, dont s'inspirent les dramaturges anglais, écrit à l'époque de Claude et Néron, époque tourmentée s'il en est. Violent et macabre, le théâtre anglais renaissant reflète la crise sociale, les doutes et les incertitudes de l’individu, le « décentrement de l’homme », pour reprendre l’expression de John Dollimore dans Radical Tragedy (1989).
L’individu décentré :
La Renaissance se caractérise par une très grande curiosité intellectuelle qui explique les progrès scientifiques et le développement des arts, alors florissants. C'est une période d'exploration et de découvertes, mais celles-ci ont un effet à double tranchant : elles suscitent dynamisme et enthousiasme, tout en étant source d’inquiétude et de malaise puisque les certitudes s'effondrent, l’ordre établi est remis en question. C’est en repoussant les limites du savoir et de la connaissance humaine que l’individu devient paradoxalement conscient de l’existence de ces limites. L’enthousiasme s’accompagne donc inévitablement de frustration. Cette dialectique se trouve au cœur de la tragédie de Christopher Marlowe, Dr Faustus (1593 ?). Plus le Dr Faust apprend, plus il se heurte à ses propres limites et mesure tout ce à quoi il n'aura jamais accès. Frustré par la condition humaine, le savant vend son âme au diable pour accéder à la connaissance absolue. Un climat très paradoxal, où l’optimisme le dispute au pessimisme, domine donc la période. Il émane du théâtre sanglant qu’elle produit une force tragique incontestable.
Quelques rappels des bouleversements du monde renaissant :
L’exploration du monde : de nouveaux pays, de nouveaux peuples sont découverts par Christophe Colomb, Jacques Cartier, Vasco de Gama et John Cabot, parmi tant d’autres. L'Europe n'est plus au centre de la Terre.
L’exploration de l'univers ou macrocosme : le système de Copernic, selon lequel le soleil et non la Terre se trouve au centre de l'univers, remplace le système de Ptolémée. Son livre, publié en 1543, est interdit pendant longtemps parce qu'il défie la conception conventionnelle de l'univers et donc de l'ordre divin.
Sur le plan religieux, la Réforme est une révolution. Henri VIII rompt avec Rome en 1534, alors que, ironiquement, le Pape lui avait décerné le titre de « Défenseur de la foi » en 1521 Son fils et successeur Edouard VI (1547-53) poursuit et approfondit la Réforme, mais Marie la sanglante (1553-58) rétablit l'Église catholique et persécute les protestants. Leur sœur, la reine Elisabeth I (1558-1603), rétablit officiellement l'Église anglicane. Les guerres civiles qui accompagnent ces bouleversements politico-religieux traduisent l’effondrement des certitudes.
L’exploration du microcosme humain conduit au développement de l'humanisme, de l'éducation et de la connaissance de soi. Les humanistes s'efforcent de trouver la place de l'homme dans l'univers et d'établir pour cela un système de correspondances entre microcosme et macrocosme. La théorie des humeurs, selon laquelle chaque humeur correspond à une saison particulière et à l’un des quatre principes constitutifs de l’univers, en constitue un exemple.
Ainsi, le spectacle de la violence traduit le tumulte contemporain, le « décentrement de l'homme » renaissant et annonce les troubles qui se poursuivent jusqu'à la seconde Révolution d’Angleterre, en 1689.
Le malaise ambiant devient maladie sociale : la mélancolie. Le personnage du jeune homme mélancolique est un stéréotype du théâtre élisabéthain et jacobéen. Angoissé, torturé, il est la voix du pessimisme et incarne la lassitude dans les pièces où il apparaît. Dans As You Like It / Comme il vous plaira (1599) de Shakespeare, le monologue de Jacques à l’acte 2, scène 7 exprime son vertige existentiel. La métaphore du théâtre du monde qu’il y développe n’est pas nouvelle en soi puisqu’elle remonte à l'Antiquité, mais prend à la Renaissance une signification particulière, une dimension métaphysique : le monde se conçoit comme une scène, vaste et unique, où les humains évoluent sous le regard du démiurge suprême. « All the world’s a stage » (« Le monde entier est un théâtre ») rejoint la devise du théâtre du Globe : « Totus mundus agit histrionem ». . Cette métaphore prendra une autre connotation à la fin du XVIIe siècle, durant la période dite de la Restauration, renvoyant désormais non plus à la tragédie métaphysique de la vie humaine mais à la comédie sociale.