3. Le contrat de spectacle
3.1 Du côté de la scène
3.1.1 Le théâtre : un business
Au XVIIIe siècle, les directeurs de théâtre deviennent véritablement des businessmen. Leur désir de tirer un maximum de bénéfices des représentations les poussent à agrandir les théâtres. On est loin de l'intimité des théâtres de la Restauration.
L’exemple de Drury Lane
Ce théâtre, construit par Christopher Wren en 1674, durant la période de la Restauration, a une capacité d’environ 1000 spectateurs. À la fin du XVIIe siècle, son directeur Christopher Rich raccourcit l'avant-scène de manière à obtenir davantage de places assises dans le parterre. Cette modification n'est pas sans conséquence d'un point de vue purement scénographique, comme nous le verrons plus tard. Drury Lane fut modifié et agrandi par David Garrick à neuf reprises entre 1762 et 1775, puis par Richard Brinsley Sheridan en 1794. À ce stade, Drury Lane a une capacité de 3611 spectateurs. Malheureusement, le théâtre fut détruit par un incendie quelques années plus tard, en 1809, causant la ruine de Sheridan.
Une véritable interaction se produit entre la nouvelle architecture des théâtres et la production théâtrale : les grands théâtres permettent de répondre aux attentes d’un public friand de grand spectacle. Inversement, ils conditionnent le jeu en réclamant des voix qui portent, de grands gestes visibles de tout l'auditoire : le théâtre spectaculaire et la farce se révèlent les formes les plus appropriées à ce type de bâtiment.
3.1.2 Développement de l'esthétique illusionniste : le rôle de David Garrick
L'évolution du théâtre vers l'illusionnisme est dû en grande partie à David Garrick (1717-1779). Garrick est un homme de théâtre complet : acteur aussi doué pour la comédie que pour la tragédie (le tableau montre que les muses tentent toutes deux de se l'approprier) ; directeur de théâtre (il dirige le théâtre de Drury Lane de 1747 à 1776, avant de céder la place à Sheridan en 1776) ; dramaturge (bien que ce ne soit pas grâce à ses pièces qu'il devint célèbre). Il révolutionne le monde du théâtre, s'attachant à ce qu'il nomme la « purification la scène ». Il développe l'esthétique illusionniste par plusieurs biais :
En tant que directeur de théâtre, il travaille sur le contrat de spectacle : il s'efforce de mettre fin à la compétition scène / salle. Les spectateurs doivent respecter la représentation. Il interdit que des spectateurs prennent place sur scène (même si les loges de scène demeurent), mais il double le nombre de places dans la salle. Il introduit notamment le tomber du rideau à la fin de chaque acte, autre frontière visuelle entre l'action fictionnelle et le public (durant la période de la Restauration, le rideau était levé après le prologue et ne retombait qu'après l'épilogue).
En tant qu'acteur, il révolutionne les techniques de jeu. À la Restauration, le jeu était très codifié et stéréotypé, surtout pour les tragédies où les acteurs devaient déclamer leur rôle de manière grandiloquente. Pour les comédies en revanche, le jeu était plus naturel. Le statut de l'acteur y était pour beaucoup, dans la mesure où il n’y avait pas de distinction nette entre l'acteur et le personnage. Ainsi, l’acteur possédait les rôles qu'il interprétait, ne s'effaçant jamais derrière le personnage. Betterton se trouvait donc à jouer les Dorimant dans The Man of Mode à la fin de sa vie ! L’acteur pouvait toutefois céder ou vendre un rôle à un autre acteur qui devait imiter son jeu et perpétuer son interprétation du personnage.
Garrick promeut un jeu naturel, plus convaincant et réaliste, qui permet d'oublier l'acteur derrière le personnage. À l’époque de la Restauration, les acteurs ne jouaient que lorsqu'ils parlaient. En dehors de leurs répliques, ils parlaient avec les autres acteurs inactifs. Il n’y avait donc pas de continuité dans le jeu. Garrick change cela.
Le rôle de Richard III rendit Garrick célèbre. Il excellait dans les grands rôles shakespeariens. Il contribue par ailleurs à restaurer les textes originaux qui avaient été adaptés à la Restauration.
Dans la version originale de Shakespeare, Macbeth meurt hors-scène. Mais Garrick excellait dans les scènes d'agonie : il écrivit donc une tirade d'agonie afin d'exhiber son talent. Notons au passage qu’il ne s’agit pas d’un costume d'époque, mais d’un uniforme militaire du XVIIIe siècle.
Garrick en travesti, dans le rôle de Sir John Brute, déguisé en sa femme Lady Brute.
En tant qu'homme de théâtre complet, Garrick explore également l'aspect technique de la représentation théâtrale, notamment l'éclairage, les décors et les costumes – éléments qui sont partie prenante dans l'esthétique illusionniste.
Les décors deviennent réellement spectaculaires. Ils sont censés contribuer au réalisme des pièces. Un budget de plus en plus important est consacré à leur conception comme à leur fabrication. Garrick, puis Sheridan, ont recours aux services de Philippe de Loutherbourg, nommé « scene director » (ou scénographe) à Drury Lane. Il est fait allusion à lui dans The Critic de Sheridan). De Loutherbourg conçoit des décors en trompe-l’œil, en perspective. Il introduit les praticables (éléments de décor tridimensionnels : rochers, arbres,… etc, que les acteurs peuvent intégrer directement à leur jeu).
Il invente des effets spéciaux visuels : clair de lune (et autres effets d'éclairage grâce à des étoffes de soie colorées filtrant la lumière, incendies… ; des effets spéciaux sonores : tonnerre, pluie, grêle, vagues se brisant sur les rochers. Il contribue énormément à la dimension spectaculaire du théâtre du XVIIIe siècle en Angleterre.
L’éclairage : en 1765, De Loutherbourg et Garrick équipent l'avant-scène de rampes d'éclairage (« footlights »), de manière à mettre en valeur la beauté des décors. À l’époque de la Restauration, les décors sont au fond de la scène et mal éclairés, ce qui crée une rupture entre les acteurs et le cadre de l’action. L’installation de rampes d’éclairage a pour conséquence d’englober dans la lumière décor et acteurs, renforçant la séparation de ces derniers et du public. Les rampes créent donc une autre frontière visuelle, lumineuse cette fois, entre salle et scène. Du même coup, la scène est davantage éclairée que la salle.
Paradoxalement, le développement sur la scène anglaise de l'illusionnisme fondé sur des représentations qui se veulent réalistes, coïncide avec l'émergence d'un nouveau genre dramatique, la comédie sentimentale, dont l'action tend vers l'idéalisme et se situe aux antipodes du réalisme. Il y a donc une contradiction entre les développements dramatique et scénique du théâtre anglais au XVIIIe siècle. À la Restauration, on était dans le cas de figure inverse, puisque le développement de la comédie de mœurs réaliste était servi par une mise en scène non-illusionniste.